16.6.06

Vienne, Paris, mercredi 14 juin

Ils portent tous un costume – impeccable – et la plupart du temps, une cravate. Leurs cheveux sont coupés court.
Les femmes, en plus petit nombre, portent une jupe droite ou un pantalon à pinces avec un pli, avec veste assortie sur chemisier ou T-shirt (légèrement décolleté). Les couleurs : gris clair, beige ou repoussantes, comme saumon ou moutarde. Parfois, des imprimés. Chaussures : à petits talons.
Leurs vêtements sont bien repassés et ils ont l’air neuf.
On les voit quand on voyage, dans les avions, dans les trains et dans la plupart des hôtels.
Ils ont une valise à roulettes de petite taille et une mallette qui contient leur ordinateur portable (toujours un PC). La plupart du temps, ils parlent dans leur téléphone portable.
Ils se ressemblent tous, quelle que soit leur race et leur origine.
Ils lisent le journal, principalement ceux sur l’économie : The Financial Times, Les Echos, The Economist, mais aussi Le Monde, La Repubblica, El Mundo, The International Herald Tribune, etc. Il se peut qu’ils lisent aussi des livres avec des titres comme La sociologie du management, L'Etude des marchés qui n'existent pas encore..., Le guide du Merchandising : méthode en 36 actions interactives ou La Fidélisation client : Stratégies, pratiques et efficacité des outils du marketing relationnel.
Ils ont tous été à l’école et ont fait des études secondaires.
Selon la grandeur de la structure qui les emploie, ils voyagent de ville en ville, au sein d’un même pays, ou d’un pays à un autre. La classe qui leur est attribuée lors de ces voyages (1ère ou 2ème dans les trains, Economy ou Business dans les avions) et le nombre d’étoiles des hôtels dans lesquelles ils séjournent, varient selon leur fonction et les responsabilités qui leurs incombent – leur grade.
On les trouve dans le monde entier. Pas seulement en Europe, en Amérique ou en Asie du sud-est mais aussi en Inde, en Amérique du sud ou en Russie.
D’origine modeste ou issue de la petite bourgeoisie, leurs familles, qui comptent souvent des ouvriers ou des paysans dans les générations passées, sont souvent fières d’eux. Pas seulement parce qu’ils ont un travail mais aussi, beaucoup, à cause du costume et de la mallette. Si le père ou le grand-père ouvrier ou paysan est encore dans les parages, il y a des chances pour qu’il soit moins dupe et regarde son rejeton et sa panoplie d’un air suspicieux, moqueur ou carrément dégoûté.
Ils sont salariés et peuvent perdre leur travail aussi vite que le permet la législation du pays dans lequel la structure qui les emploie est "implantée".
Leur travail – un petit maillon dans une grande chaîne – consiste à participer à la destruction de tout ce qui est beau, tout ce qui est vivant, tout ce qui est différent, dans le monde entier.
Pour certains, en toute inconscience, pour d’autres, dans le cynisme le plus total.
Généralement, ils ont des enfants.
On peut évidemment imaginer qu’ils ont une âme et un cœur enfouis dans les profondeurs de leur être.
Aujourd’hui, à l’aéroport de Vienne et à l’aéroport de Paris, j’en ai vu beaucoup.
Le dialogue qui suit est transcrit du film La Salamandre réalisé par Alain Tanner en 1971.
– Nous allons à petits pas vers la mort.
– Avant de crever, le capitalisme dans sa perversité fondamentale et la bureaucratie dans son dogmatisme obtus feront chier encore pas mal de monde.
– Ah ! Que le bonheur est proche ! Ah ! Que le bonheur est lointain ! Tu crois qu'on est foutus ?
– Non, en passant par là, on s'en sortira.
– En passant par là ?
– Oui, par là, on est en route vers la terre promise.
– Tu crois ? Les issues ont l'air plutôt bouchées.
– On a pas le choix. Ou bien on est en route vers la terre promise, ou bien on est en route vers la barbarie et l'intoxication programmées que nous préparent les technocrates.
– Avec l'appui des majorités silencieuses.
– Comme tu dis.
– Ah ! Que le bonheur est proche ! Ah ! Que le bonheur est lointain !