19.12.07

Vassili Grossman, Arménie 1961 (deux extraits)



“Le mouton a des yeux clairs, un peu comme des grains de raisin, vitreux. Le mouton a un profil humain, juif, arménien, secret, indifférent, bête. Des millénaires durant les bergers ont regardé les moutons. Les moutons ont regardé les bergers. Ils sont devenus semblables. Les yeux d'un mouton regardent l'homme d'une manière bien particulière – ils sont aliénés, vitreux ; un cheval, un chien, un chat, n'ont pas ces yeux-là pour regarder l'homme.
C'est probablement avec des yeux pareillement dégoûtés et aliénés que les habitants du ghetto auraient considérés leurs geôliers gestapistes si le ghetto avait existé 5000 ans durant, et que tous les jours de ces millénaires des gestapistes étaient venus chercher des vieilles femmes et des enfants pour les anéantir dans les chambres à gaz.
Mon Dieu, combien de temps l'homme devra-t-il implorer le mouton pour qu'il lui pardonne, pour qu'il ne le considère pas de cet œil-là ! Quel doux et fier mépris dans ce regard vitreux, quelle divine supériorité que celle de l'herbivore innocent sur les meurtriers auteurs de livres et créateurs d'ordinateur ! Le traducteur battait sa coulpe devant le mouton, tout en sachant que demain il mangerait sa viande.”

“Il m'a raconté comment, dans la petite cellule étroite de la prison d'Erivan, se trouvaient quatre-vingts personnes, des gens cultivés : des professeurs, de vieux révolutionnaires, des sculpteurs, des architectes, des artistes, des médecins de renom, et avec quels efforts leurs gardiens les avaient comptés, s'y reprenant à plusieurs fois, se trompant toujours. Mais un jour, le garde était entré avec un vieil homme maussade, il avait embrassé la masse humaine, sur les grabats et le plancher, d'un regard rapide et était sorti. Cela s'était répété chaque jour. On aurait appris par la suite que ce vieillard était un berger. L'administration carcérale utilisait, pour le contrôle des détenus, sa phénoménale capacité de compter, en un instant, des troupeaux de moutons de centaines et milliers de têtes. C'était drôle, bien sûr : un berger comptait un troupeau de professeurs, d'écrivains, de médecins, d'écrivains, d'artistes.”
(La Paix soit avec vous, L'Age d'homme, 1989, 2007)
(photo, Arménie, mai 2002)