16.8.03

Marguerite Duras, à propos des hommes

"L'homme doit cesser d'être un imbécile théorique. Le grand alignement opéré dans le monde entier, par la jeunesse, sur la condition minimale de l'être humain (dont la condition féminine et ensuite la condition ouvrière sont le premier aspect) implique l'abandon, par l'homme, de sa crécelle théorique et son accès au silence commun à tous les opprimés.
Il faut que l'homme apprenne à se taire. Ça doit être là quelque chose de très douloureux pour lui. Faire taire en lui la voix théorique, la pratique de l'interprétation théorique. Il faut qu'il se soigne. On n'a pas le temps de vivre un évènement aussi considérable que Mai 1968 que déjà l'homme parle, passe à l'épilogue théorique et casse le silence. Oui, ce bavard a fait encore des siennes en mai 1968. C'est lui qui a recommencé à parler et à parler seul et pour tous, de tous, comme il le dit. Immédiatement il a fait taire les femmes, les fous, il a embrayé sur le langage ancien, il a racolé la pratique théorique ancienne pour dire, raconter, expliquer ce fait neuf : Mai 1968.
Il a fait le flic théorique et ce brouhaha silencieux, énorme, qui s'élevait de la foule — le silence ici, c'est justement la somme des voix de tous, équivalent à la somme de nos respirations ensemble —, il l'a muselé.
Il a eu peur, au fond, il a été perdu, il n'avait plus de tribune tout à coup, et il a raccroché le discours ancien, il l'a appelé à son secours. Il n'y a pas eut de silence après Mai 68. Et ce silence collectif aurait été nécessaire parce que ç'aurait été en lui, ce silence, qu'un nouveau mode d'être aurait pu se fomenter, ç'aurait été dans l'obscurité commune que des comportements collectifs auraient percé, trouvé des voies.
Non, il a fallu que l'homme casse tout, et arrête le cours du silence."
(in Les Parleuses, avec Xavière Gauthier, Les Éditions de Minuit, 1974)