20.6.04

Taipei, là où j’ai rencontré Faith Yang









Taiwan où l’on fabrique une grande partie des marchandises du monde. Une île. Verte, humide.
Son thé vert, celui qui est cueilli à la main, est un délice.
Taipei, la capitale. Ville mondialisée (autant dire américanisée). Architecture post-moderne aux motifs incompréhensibles. Nature rasée – il en reste la mémoire sur les collines qui entourent la ville : dense masse verte. Ville cuvette comme Paris. Ville nouvelle comme Nagasaki. Entourée de rivières : Keelung, Danshui, Hsintien. Aucune ne la traverse. Un métro tout neuf : interdiction de fumer, de manger, de boire (amende : 1500 dollars taiwanais). Dans les wagons : brillance du sol, lumière glauque. “Les enfants d’une taille inférieure à 115 cm peuvent voyager gratuitement.”
La vie est dans les marchés. Ceux du jour, dès l’aube et ceux de la nuit jusqu’à l’aube. Des odeurs difficilement supportables pour ceux qui ne les ont pas éprouvées depuis toujours. Fruits de mer mystérieux, marmites géantes dans lesquelles cuisent toutes sortes de viandes. La Chine (de Taiwan). Des grappes de litchis géants gorgés de jus, papayes aux grandes vertus, durian (fruit banni de Singapour à cause de son odeur) que l’on déconseille aux Occidentaux curieux. Vêtements made in Taiwan et made in Japan. Salons de massage des pieds éclairés au néon. Des hirondelles ont fait leurs nids sous un auvent. Cinq heures du matin, midi, minuit, sans discontinuer.
Puis la vie à l’américaine (autant dire la mort). Le centre commercial flambant neuf et d’un luxe inouï, Taipei 101. Du nom de la tour qui le surplombe, la plus haute du monde : laide (n’est pas roi de la tour qui veut). Interdiction de fumer même dans les cafés. New York, New York : un autre centre commercial. Warner Village : complexe cinématographique qui déverse les productions américaines dans les jeunes cerveaux taiwanais. Là l’odeur encore plus difficilement respirable c’est celle du McDonald et de l’oubli. Ici il y a dix ans il n’y avait que des friches.
Taipei, gros gâteau que le capital mondial se partage. Grands magasins japonais Mitsukoshi. Starbuck’s coffee. Domino’s pizza. Et aussi la Fnac. Chanel. Omniprésence de LVMH. Publicités L’Oréal sur les bus. Le rayonnement culturel de la France.
Printemps 2004, hall d’hôtel, fin de matinée. L’air est conditionné. Femmes chinoises, cheveux tirés en un beau chignon, debout toute la journée : les travailleuses de l’hôtel. Jupes droites au-dessus du genou, vestes près du corps, petits talons, maquillage. Réceptionnistes, hôtesses d’accueil et celles qui ont pour tâche d’accompagner jusqu’à l’ascenseur. Toute la journée, sourires figés, allers-retours jusqu’aux ascenseurs. Elles appuient sur le bouton, retiennent les portes, bonne journée, bonne nuit. Celles qui sont serveuses, plus jeunes, ont un costume un peu différent, d’inspiration traditionnelle. Certaines sont très belles. Au garde-à-vous. Proportions gigantesques du hall. Sol en marbre blanc et beige. Fontaine en marbre blanc surplombée d’un bouquet géant de fleurs blanches. Tout le hall en est parfumé. Quatre petits Poséidons recrachent de l’eau dans le bassin rond. Ballet d’hommes d’affaires. Chinois, Américains, Européens. Va-et-vient de jeunes femmes chinoises longilignes, cheveux longs, vêtements sophistiqués. Hôtesses de l’air de Singapour Airlines : saris à fleurs, bleus, verts, rouges. Motifs grotesques sur les cravates des hommes d’affaires. Fruits exotiques servis dans de jolies coupes vertes. Les lèvres très rouges de l’une des hôtesses, ses paupières nacrées blanches et mauves. Le bruit de l’eau qui domine les voix. The Herald Tribune, The Economist, The Asian Wall Street Journal, The China Post, Taiwan News, la presse est gratuite, tout le reste coûte cher. Une des femmes à chignon parfait traverse le hall, dans ses bras un bouquet de fleurs blanches. Le sourire rouge et parfait d’une des hôtesses à une des serveuses – toutes deux des chignons de rêve. Chinois à montres en or, lunettes d’acier. Femmes d’affaires. Américains, la nuque dégagée, cravates rouges. Jeune femme accompagnatrice, responsable du bien-être de cinq hommes d’affaires.
Où sommes-nous ? A Taipei. Sur une île. Où ? L’Asie.
C’est ici que Tsai Ming Liang a fait des films inspirants, mélancoliques et quelque peu désespérés. C’est également le décor du beau livre de Bai Xianyong, Garçons de cristal.
C’est là qu’est née Faith Yang et qu’elle continue de vivre. Comment vous dire ? Faith Yang, Marylin Monroe, Chan Marshall. Une seule personne qui peut tout racheter – ranimer. Qui permet d’espérer, de vivre à Taipei. Vivre. Faith, cheveux noirs, lèvres rouges, peau très pâle. Une beauté. D’apparence : banale. Habillée n’importe comment. Elle a trente ans. Sublime. Souffrante. Toute amour. Absolument différente. Le regard vif et douloureux. Chaque phrase prononcée est une vibration. Pas de faux-semblants, de sourires de politesse, elle est au plus proche de la vérité. Sa solitude est complète, totale. Au bord du précipice.
Nous nous sommes rencontrées il y a deux jours. Elle est entrée avec trois garçons dans le restaurant où je me trouvais. Agitation dans l’assemblée où je me trouve. On me dit quelque chose que je ne comprends pas. Je pense qu’eux aussi ont trouvé cette fille vraiment spéciale mais ce qu’ils me disent c’est qu’il s’agit de Faith Yang, la chanteuse. Ils vont lui parler, me la présentent puis chacun reprend place. Je dis à mes amis que j’aimerais faire son portrait (une photographie) pour mon journal. J’aurais pu dire “lui proposer d’écrire un texte”, “faire un entretien”, peu importait. Elle dit “oui, mais...”. En fait elle dit non, ça je le sais de suite. Mais l’alibi du portrait fonctionne, on fait semblant toutes les deux.
Ce soir elle est très saoule. Elle me rejoint dans un “Club” où je me trouve à contrecœur, tout en haut d’un building, baies vitrées sur la ville. L’important c’est qu’elle soit venue. Son jeune frère, d’une grande beauté, l’accompagne. Après quelques minutes, ça crève les yeux : elle l’aime d’un amour démesuré dont il ne sait quoi faire. Le frère est parti loin, en Afrique, à Londres. Il repartira bientôt. L’adolescence, ils l’ont vécue à Sidney en Australie où elle a étudié la microbiologie et la génétique. A l’intérieur de la jaquette de l’album intitulé Silence, sur fond noir, minuscule photo de Faith petite fille côte à côte avec le petit frère. Faith veut continuer à boire. Je suis avec mon amie Dorothée, nous quittons nos hôtes, ce club, et partons avec Faith et son frère pour un autre club : Mint. Il est deux heures mais c’est une ambiance de cinq heures du matin quand nous arrivons. Faith retrouve des amis, ils sont tous ivres, des Chinois (de Taiwan) au look hip-hop. Elle commande une bouteille de Dom Pérignon. J’en bois pour la première fois. Faith est chaleureuse, prend ses amis dans ses bras, s’assied sur les genoux de son frère. Nous dansons. Puis c’est la fin, presque plus personne. Faith boit une tequila d’une traite avant le départ. Nous sortons dans ce quartier tout neuf et vide, au pied de la plus haute tour du monde. Good bye.
Six heures du matin, il fait jour. Dans quelques heures je quitte Taipei. 21 étages plus bas, une fontaine sans eau entourée d’une douzaine de drapeaux. Des plates-bandes de gazon. Une vieille femme marche dessus pour rejoindre le trottoir. Une avenue à 10 voies, 4 qui s’enfoncent dans le sous-sol. Quelques voitures, un taxi, une mobylette, deux hommes dont un qui avance péniblement. Au-delà de la large avenue une ville constituée de rues étroites et d’immeubles serrés. Entre les immeubles, quelques tâches vertes : des bambous qui balancent dans le vent, un palmier. Un chien traverse l’avenue, il a peur, hésite, avance en même temps que deux mobylettes, de justesse les évite – il entre dans un immeuble. La ville s’étend loin jusqu’aux collines. Au fond une grande roue. A droite un parc et un énorme bâtiment au toit jaune vif en forme de pagode.
L’amour n’est pas un jeu. Un jour je verrai Faith chanter.
(in Le Purple Journal, n°2, automne 2004)

17.6.04

Eindhoven, Crystal Cloud










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