14.1.08

7.1.08

Alain Tanner, la peur (suite)

“Les mensonges et les lâchetés sont la règle, la lente mais sûre dévastation culturelle fait son chemin. La mondialisation économique parachèvera le travail. Guy Debord, il y a une quarantaine d'années, avait déjà tout compris lorsqu'il faisait le rapport entre capitalisme et mafia : ‘La mafia grandit avec les immenses progrès des ordinateurs et de l'alimentation industrielle, de la complète reconstruction urbaine et des bidonvilles, des services spéciaux et de l'analphabétisme’. Dans Paul s'en va, Paul, le professeur qui a disparu, a laissé dans son ordinateur un petit message destiné à ses étudiants. Le voici : ‘Qui, dans la suffocation intellectuelle contemporaine, n'éprouve ce désir insensé mais nécessaire, viscéral, de sortir par la puissance de son esprit d'un monde entièrement balisé par l'argent’. Un monde est ainsi en devenir, mais qui n'a aucun avenir, comme l'a dit Bernard Stiegler. Dans ce système dominé par la peur, et par la perte de toute forme d'espoir, sans utopie sociale, on a le sentiment qu'un projet de renouveau ou de révolte par le politique est devenu impossible. On ne fait que courir derrière des problèmes dont on ne voit plus la solution. Du coup, les religions montrent le bout de leur vilain nez, et il n'y a rien de pire que ce retour de l'obscurantisme. Dans ce contexte, toute action de résistance est bonne à prendre. Il faut donc soutenir tout acte de subversion par les moyens du discours artistique. Écoutons ceux qui nous parlent encore et citons un court extrait de Vivre de Pierre Guyotat, qu'on retrouve dans Paul s'en va : ‘Ma folie, c'est cette tentative d'élaboration d'une langue, d'une musique, par laquelle ce dernier homme, ce dernier esclave, pourra dire à son maître, à son politique, qu'il a les moyens d'obtenir la propriété de son corps et de son organe, mais qu'il n'a pas ceux de se rendre propriétaire de sa pensée. La pensée, ça ne s'achète pas, ça ne se vend pas.’ J'ajoute ces quelques lignes de Pasolini tirées des Lettres luthériennes, reprises dans ce même film : ‘Il n'y a pas seulement la possession du monde par les maîtres, mais aussi une possession du monde par les intellectuels. C'est la maîtrise culturelle du monde qui donne du bonheur. Ne te laisse pas tenter par les champions du malheur, de la hargne stupide, du sérieux joint à l'ignorance. Sois joyeux !’ Et à la fin du même film, Marina pose cette question : ‘Connaissez-vous ce proverbe ouzbek qui dit : ‘Quand tout a été détruit, il faut se mettre en quête du beau. Au travail, camarades !’’ La beauté, c'est ce qui résiste toujours.”
(extrait de “Tunnel”, in Ciné-mélanges, Éditions du Seuil, Fiction & Cie, 2007)

6.1.08

Alain Tanner, la peur

“Nous sommes entrés dans le tunnel : la peur est devenue aujourd'hui l'un des traits dominants de la vie des sociétés, à des degrés certes différents, mais qui les affectent toutes.
Dans Paul s'en va, nous citons le poète Carlos Drummond de Andrade. Il écrit dans Congrès international de la peur : ‘Provisoirement nous ne chanterons pas l'amour, qui s'est réfugié plus bas que les souterrains. Nous chanterons la peur, qui rend stériles les ambassades. Nous ne chanterons pas la haine, car elle n'existe pas. Seule existe la peur, notre mère et compagne, la grande peur des Sertoes, des mers, des déserts, la peur des soldats, des mères, des églises. Nous chanterons la peur des dictateurs, des démocrates. Nous chanterons la peur de la mort, et la peur d'après la mort, et puis nous mourrons de peur, et sur nos tombes pousseront des fleurs jaunes et craintives.’
On constate avec inquiétude qu'aujourd'hui est pire qu'hier et on sait que demain sera probablement pire qu'aujourd'hui. Le cinéma, surtout américain, lorsqu'il met en scène la peur, en trouve l'origine, dans une sorte de malédiction divine, alors qu'en réalité, elle a sa source dans le triomphe, à tous les niveaux, de l'idéologie marchande. Nous sommes entrés aujourd'hui dans l'aire que certains économistes nomment l'économie-casino, où tous les jours le sort de millions de gens se joue à la roulette. Le capitalisme victorieux nivelle tout. Nous sommes dans un système de manipulation généralisée et une grande majorité des cinéastes sont complices de ce système.”

(extrait de “Tunnel”, in Ciné-mélanges, Éditions du Seuil, Fiction & Cie, 2007)

3.1.08

Menton, cimetière









1.1.08

Nick Tosches, à propos de l’interdit de fumer


“Lorsque, au cours du printemps de 1939, Hitler a interdit de fumer dans l'Allemagne nazie, ce fut une "mauvaise" chose. Lorsque, au cours du printemps de 2003, soit quasiment soixante-quatre ans plus tard jour pour jour, le regretté grand maire de New York a interdit de fumer dans "sa" ville, ce fut une "bonne" chose. C'est que Hitler était "mauvais", et que le maire, n'étant pas Hitler, était "bon". Et c'est aussi parce que le groupe de scientifiques ayant étayé l'interdiction lancée par Hitler, l'Institute for Tobacco Hazards Research (Das Wissenschaftliches Institut zur Erforschung der Tabakgefarhen), était "mauvais", et que les scientifiques ayant étayé l'interdiction lancée par le maire de New York (à savoir l'Organisation Mondiale de la Santé, fer de lance du mouvement antitabac d'après-guerre) étaient "bons". Ce fut l'OMS qui, en 1955, nous mit ainsi en garde: "Sous l'influence du cannabis, le danger de commettre un meurtre non prémédité est très grand; celui-ci peut être perpétré de sang-froid, sans la moindre raison, de manière inattendue, précédé d'aucune querelle; souvent le meurtrier ne connaît même pas la victime, et il tue pour le simple plaisir de tuer." L'OMS doit avoir raison, même si les résultats de ses études menées dix ans durant sur les effets de ce qu'elle appelait ETS (Environmental Tobacco Smoke), résultats dont on ne fit guère étalage, ont échoué à établir un quelconque rapport entre le tabagisme passif (ou "secondaire", j'y reviendrai) et certaines maladies. Il n'y avait probablement aucune preuve non plus de la relation de cause à effet entre le fait de fumer de la marijuana et l'homicide, mais on ne saurait pour autant se hasarder à parler là de mythe. Sans compter que l'OMS mettait toujours la main à son portefeuille des Nations Unies et montrait à chacun toutes ces tristes photos d'enfants faméliques. Les photos tristes d'enfants faméliques sont "bonnes". Nous devrions leur donner à tous des photos de steak à manger. Mais même alors, il nous faudra veiller à ce que leur santé soit protégée des dangers de l'exposition au tabagisme tertiaire, chose qui peut se produire quand on se trouve à proximité d'une personne ayant été exposée au tabagisme passif ou secondaire. Allons plus loin encore en déclarant que le risque d'homicide arbitraire commis par quelque fumeur de marijuana ne doit aucunement être écarté. Si nous protégeons les enfants faméliques de toutes ces choses, cela ne nous coûtera jamais que quelques centimes par semaine, et nous serons "bons". Ou alors, au lieu de photos, nous pourrions leur donner à manger des barres énergétiques, malgré l'augmentation de notre dépense de plusieurs centimes. Les barres énergétiques sont "bonnes" car elles sont nourrissantes, bien plus que des photos de steak. Leur ingrédient principal est le sirop de fructose. Le sirop de fructose est "bon", car nous devons manger autant de sucre que possible. Résumons-nous: fumer est "mauvais", sucrer est "bon". Et puis ceci: les barres énergétiques ont été inventées par un chic type, qui était marié à une nutritionniste; et lui ne fumait pas, et elle ne lui soufflait pas de la fumée secondaire au visage, ni n'avait pour habitude de s'envoyer un sachet d'herbe avant de vouloir le démembrer. Ils étaient "bons". Et il s'est enrichi en vendant du sucre aux gens, ce qui est "bon". Mais maintenant il est mort, ce qui est "mauvais". Il n'avait que 51 ans quand il a cassé sa pipe, ce qui, pour le coup, est "mauvais-mauvais". Je connais des toxicos ayant dépassé de loin cet âge. Peut-être ne prenait-il pas assez de barres énergétiques. À moins qu'à un moment lointain de sa vie il se soit trouvé dans une pièce où il y avait un cendrier.”
(in “La veuve de l'inventeur de la barre énergétique,”
Le Purple Journal, n°2, automne 2004)

31.12.07

Orson Welles, Noël

“Voici revenir la saison au cours de laquelle nous faisons tous semblant de nous amuser tout en frôlant la ruine. Nous sommes les prisonniers souriants d'une fête que la publicité et le commerce ont volé aux enfants et qui a prostitué les sentiments humains authentiquement bons et généreux. Ce joli paquet cadeau, élégamment enrubanné, est vide et il faut le jeter à la poubelle sans l'ouvrir. Papa Noël, ce vendeur infatigablement jovial de Coca-Cola et d'une infinité d'autres produits, a fait son temps. Les enfants ont cessé de croire en lui, or, Noël doit leur appartenir à eux, et à eux seuls. (...)
La célébration de Noël est désormais interdite sous peine des châtiments les plus graves, à l'ensemble des citoyens de plus de neuf ans.”
(Vogue, décembre 1982)

19.12.07

Vassili Grossman, Arménie 1961 (deux extraits)



“Le mouton a des yeux clairs, un peu comme des grains de raisin, vitreux. Le mouton a un profil humain, juif, arménien, secret, indifférent, bête. Des millénaires durant les bergers ont regardé les moutons. Les moutons ont regardé les bergers. Ils sont devenus semblables. Les yeux d'un mouton regardent l'homme d'une manière bien particulière – ils sont aliénés, vitreux ; un cheval, un chien, un chat, n'ont pas ces yeux-là pour regarder l'homme.
C'est probablement avec des yeux pareillement dégoûtés et aliénés que les habitants du ghetto auraient considérés leurs geôliers gestapistes si le ghetto avait existé 5000 ans durant, et que tous les jours de ces millénaires des gestapistes étaient venus chercher des vieilles femmes et des enfants pour les anéantir dans les chambres à gaz.
Mon Dieu, combien de temps l'homme devra-t-il implorer le mouton pour qu'il lui pardonne, pour qu'il ne le considère pas de cet œil-là ! Quel doux et fier mépris dans ce regard vitreux, quelle divine supériorité que celle de l'herbivore innocent sur les meurtriers auteurs de livres et créateurs d'ordinateur ! Le traducteur battait sa coulpe devant le mouton, tout en sachant que demain il mangerait sa viande.”

“Il m'a raconté comment, dans la petite cellule étroite de la prison d'Erivan, se trouvaient quatre-vingts personnes, des gens cultivés : des professeurs, de vieux révolutionnaires, des sculpteurs, des architectes, des artistes, des médecins de renom, et avec quels efforts leurs gardiens les avaient comptés, s'y reprenant à plusieurs fois, se trompant toujours. Mais un jour, le garde était entré avec un vieil homme maussade, il avait embrassé la masse humaine, sur les grabats et le plancher, d'un regard rapide et était sorti. Cela s'était répété chaque jour. On aurait appris par la suite que ce vieillard était un berger. L'administration carcérale utilisait, pour le contrôle des détenus, sa phénoménale capacité de compter, en un instant, des troupeaux de moutons de centaines et milliers de têtes. C'était drôle, bien sûr : un berger comptait un troupeau de professeurs, d'écrivains, de médecins, d'écrivains, d'artistes.”
(La Paix soit avec vous, L'Age d'homme, 1989, 2007)
(photo, Arménie, mai 2002)

Tokyo, un bâtiment de l’université