15.10.06

Alexandre Blok (extrait)

"Les hommes se mirent alors à vivre étrangement. Ils pensaient auparavant que la vie devait être libre, belle, religieuse, créatrice. Ils mettaient au premier plan la nature, l'art, la littérature. Une nouvelle race apparut pour qui ces conceptions ne signifiaient plus rien, mais qui ne s'en estimait pas moins saine. Ces hommes nouveaux devinrent pâles et agités. En eux les passions s'éteignirent ; la nature leur devint étrangère et incompréhensible. Ils se mirent à consacrer tout leur temps au service de l'état, et cessèrent de comprendre l'art. Suivant les chemins de l'angoisse, ils perdirent Dieu, la paix et se perdirent eux-mêmes. Ils entreprirent de tracer, avec la précision mécanique d'un compas, le cercle de leur vie à l'intérieur duquel vinrent s'entasser leurs sentiments, leurs penchants et leurs affections. Ce cercle préalablement tracé fut appelé : la vie de l'homme normal. Il enfla très vite et commença à se déplacer sur de longues pattes fines ; l'observateur put aussitôt reconnaître l'araignée, et dans son corps l'homme normal avalé tout vivant."
octobre 1906
("Marasme", Œuvres en prose, Editions L'Âge d'homme, 1974)